Les morceaux de l’héritage
Par Caroline Canault.
Notre époque assiste à un bouleversement des archétypes du corps dans l’art. Amorcée le siècle dernier, la démarche plastique ne prétend plus reproduire la réalité organique mais plutôt offrir le témoignage d’un corps morcelé, dépecé, déchiré, brisé, puis rassemblé et transformé. Ce procédé relève d’une technique qui a su prendre son essor avec des œuvres désormais référentes dans l’histoire de l’art. Celles-ci ont, en leur temps, apporté une nouvelle lecture du réel en bousculant les regards. Elles n’ont de nos jours, rien perdu de leur pertinence.
Devant La preuve éternelle de Magritt (1930) ou La poupée de Bellmer (1935) le sentiment de fuite reste intacte ; le corps se libère picturalement. Il oppose, condense, puis relie, raccorde ses parties internes et externes pour leur redonner sens. Ce collage d’un nouveau genre additionne les points de vue et détaille plusieurs facettes de l’identité qui se voit multipliée. La technique de fragmentation et de superposition permet de capturer une multitude d’attitudes. L’amplification des diversités et des inégalités ne censure ainsi plus le corps qui devient une figure sans tabou.
Cinquante ans plus tard, la représentation du corps se voit encore chahutée et rediscutée. Les armes sont pourtant les mêmes pour David Hockney et ses photomontages constitués de polaroïds. Les joiners, ces mosaïques d’images composites reconstituent des portraits comme celui de sa mère réalisé dans le Yorkshire en 1982. Mais cette fois les corps fractionnés repoussent le champ des possibles vers d’inédits terrains esthétiques qui ne sont plus limités par un cadre. « Ce que m’a fait découvrir la photographie, c’est que nous ne sommes limités que par le ciel et par nos pieds, jamais sur les côtés. » *
HOCKNEY David (né en 1937), Mother 1, Yorkshire moors, 1985, collage photographique, propriété de l’artiste.
Le hors-champ n’est pas l’unique procédé. John Coplans n’hésite pas à jouer de sa chair en retravaillant le cadre entre 1982 et 1988 avec des photographies de son autoportrait découpé en morceaux. Capté de manière frontale, le corps de l’artiste est aussi le lieu de la déformation. Une façon selon lui de s’employer : « à une sorte d’archéologie qui transcenderait le temps et retournerait aux origines premières de l’humanité. »**
Effectivement, tous ces exemples se concentrent sur la capture et la concentration de l’instant sans contextualiser ni donner l’humeur ou l’état d’une époque. C’est un arrêt choisi, une action suspendue, une coupe verticale qui pourrait avoir lieu à de multiples moments dans l’espace-temps et qui soulève la question de la perte des repères. C’est peut-être ce point qui distingue ces œuvres d’hier de la création contemporaine.
COPLANS John (1920-2003), Selfportrait Upside Down, 1992, deux épreuves gélatino-argentique encadrées, 44,5×28 cm, Collection privée.
Aujourd’hui, l’évocation du corps déstructuré, morcelé se fait le miroir de nos combats et nos peurs actuelles, des problèmes sociétaux liés à l’épanouissement personnel, l’introspection, l’insécurité et l’instabilité. Il fait surgir la conscience d’un présent et travaille l’apparition de traces mémorielles.
Enfin, ce qui est perçu différemment ce n’est pas tant le support et l’œuvre en elle-même mais plutôt la façon dont on la lit. Désormais, notre regard fragmente le corps par swipe, clic, like, scroll… C’est une nouvelle gestuelle, d’une pratique naturellement assimilée, presque innée.
Il ne s’agit pas d’admettre que nos artistes du 21e siècle n’ont rien inventé mais de constater que toute création se régénère cycliquement, dans la continuité. Cette fois, le message transmis a une valeur sociétale et une certaine tension dramatique. Sans oublier qu’il se lit, se décrypte, et s’interprète singulièrement avec de nouveaux outils liés à l’écran.
Tentons simplement de ne pas oublier les empreintes rémanentes du passé qui continuent d’inspirer consciemment ou inconsciemment nos artistes actuels.
* Entretien avec David Hockney de Partick Mauriès publié dans le journal Libération le 9 août 1982.
** Stuart Morgan, Frances Morris- Rites of Passage: Art for the End of the Century, Tate Gallery, London, 1995