Vers un art contemporain multipolaire.

Par Boris Marotte.

À travers son nouvel essai, Aude de Kerros présente ses hypothèses concernant les évolutions des liens entre Art contemporain, visées hégémoniques et soft power culturel. Son analyse permet d’expliquer les alternances de paradigmes artistiques dominants : passage à l’abstraction, art conceptuel et, durant la dernière décennie, l’émergence d’une cohabitation progressive, marquée par un retour à la figuration et un souci renouvelé de l’esthétique.

La Nouvelle Géopolitique de l’Art Contemporain s’illustre par son ambition : retracer le rôle géopolitique de l’art depuis les années 1917 jusqu’à nos jours. Une telle approche est une gageure étant donnée la multiplicité des contextes politiques et culturels de cette période. Aude de Kerros parvient à établir quelques grandes lignes qui appuient son approche, affirmant que les années 1970-2010 sont dominées par les tendances conceptuelles de l’Art contemporain. Elles seraient issues d’un processus visant à instaurer un art mondial uniformisé, qui trouverait leurs origines dans les utopies des avant-gardes artistiques du début du XXe siècle.

Dans la continuité de l’art du passé

Si un grand nombre d’éléments avancés par Aude de Kerros se vérifient, telle que la promotion de l’expressionnisme abstrait par les États-Unis pour atteindre leurs objectifs géopolitiques, on regrette le manque de rigueur dans la démarche. En effet, bien souvent l’auteure argumente sans indiquer clairement ses sources et il est parfois difficile de suivre l’enchaînement de ses idées. Cette manière de mêler des faits historiques, des mécanismes financiers et des faits d’actualité, sans toujours expliciter les liens, dessert la réflexion. De plus, le style employé, frôlant le familier et ponctué de nombreux points d’exclamation, entache le discours. Ce dernier pâtit des jugements de valeur, l’Art contemporain étant perçu comme une corruption. À l’inverse, un art jugé légitime, se fondant sur l’accomplissement de la forme, referait surface à la faveur de la fin de l’hégémonie artistique des États-Unis. Cet art s’inscrirait dans la continuité de l’art du passé, qui avait été ostracisé par les approches conceptuelles.

La question de la dimension esthétique

Or, si nous comprenons aisément, par les sous-entendus du texte, que l’Art contemporain – conceptuel – a dominé le marché de l’art et le monde de l’art, nous sommes en peine de trouver à quels artistes l’auteure fait référence. S’agit-il de Jeff Koons, de Gerhard Richter ou d’artistes des mouvements minimalistes ? Car si Aude de Kerros cite par exemple Koons, McCarthy, Murakami, Ai Weiwei ou Boltanski, elle a tort d’estimer qu’il n’y a aucune dimension esthétique dans leur travail. Certains travaillent autour d’une esthétique du kitsch tandis que d’autres jouent sur l’austérité, la provocation ou le rôle de la mémoire.

Nous partageons cependant l’idée selon laquelle ces artistes ont contribué à promouvoir de nouveaux médiums et que la peinture, le dessin et la sculpture avaient été dévalués. Ils ont dominé le monde de l’art dans les années 1970-2010, concentrant et bénéficiant des spéculations financières autour de l’art. Les années 2010 semblent rebattre les cartes. Les pays émergents et les nouvelles grandes puissances bousculent le monde de l’art grâce à l’apparition de collectionneurs qui savent déceler les qualités des autres formes d’art.

« Post déconstruction »

Ainsi, si nous prenons l’exemple de la Chine, sa montée en puissance s’accompagnerait de l’émergence d’un intérêt pour les techniques traditionnelles. Une cohabitation entre Art contemporain conceptuel et un art contemporain basé sur la forme s’esquisse, elle serait due à la place prédominante de l’image et du signe dans la culture asiatique. L’exemple le plus évident serait l’écriture. Autour de la Chine graviterait des sensibilités artistiques proches que l’auteure délimite par l’expression bassin culturel de l’Est de l’Asie. Par la puissance économique de la région et l’interdépendance entre les marchés de l’art, les artistes chinois, tels que Chen Yifei et Zhou Chunya, rayonnent sur les marchés et provoqueraient un appel d’air. L’encre, technique traditionnelle par excellence, est utilisée par Cui Ruzhuo et dans des approches expérimentales par le courant « alter modern », aussi appelé « post déconstruction ». D’autres situations analogues à travers le monde semblent soutenir cette mise en mouvement du monde de l’art. Nous pouvons citer la reconnaissance grandissante d’artistes des pays africains ou encore les situations diverses en Amérique du Sud.

Vers la sensation immédiate

La virtuosité technique, la contemplation à laquelle peut inviter les médiums plus traditionnels (peinture, sculpture, dessin et photographie), leur capacité à perdurer et s’accomplir dans la forme, sont donc autant d’atouts qui plaident pour leur réévaluation. Les tendances conceptuelles, qui mettent au centre le discours habituellement réservé à la périphérie des œuvres, doivent désormais donner une place à des œuvres s’ancrant davantage dans la sensation immédiate, pouvant être appréciés sans la béquille du texte, bien que celui-ci soit toujours une aide précieuse. Avec la Nouvelle Géopolitique de l’Art Contemporain, Aude de Kerros a le mérite de nous ouvrir sur le renouvellement artistique en cours.

Nouvelle Géopolitique de l’Art Contemporain, Aude de Kerros – Editeur : Eyrolles Parution : 03/10/2019 – Nombre de pages : 264

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